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Photo du rédacteurAngélique Mariet

Mes recherches pour la traduction du tome 1 de « My Dear Detective »

En tant que traductrice, je n'ai pas toujours la chance de choisir la prochaine série sur laquelle je vais travailler. La plupart des éditeurs font ce qu'ils peuvent pour me proposer des titres en rapport avec mes thèmes et mes genres de prédilection, mais leur calendrier éditorial fait qu'il peut être difficile de répondre à ces demandes.

Heureusement, je suis rarement tombée sur des séries qui m'ont donné envie tout abandonner (comprendre "c'est déjà arrivé") et je m'attache inévitablement aux œuvres que je traduis. Il arrive qu'on me propose de vraies pépites, des séries dont j'attends chaque tome avec impatience, car je les aime avant tout en tant que lectrice. C'est le cas avec « My Dear Detective », dont je remercie grandement les éditions Ki-oon de m'avoir confié la traduction.


Couverture de My Dear Detective

Résumé de My Dear Detective :

Après Sherlock Holmes et Hercule Poirot, découvrez Mitsuko Hoshino, la première femme détective du Japon !

	À la fin des années 20, le Japon est en pleine mutation, mais les femmes ont toujours du mal à se faire une place dans le monde du travail. Mitsuko a malgré tout réussi à trouver un emploi qui lui va comme un gant : c’est la meilleure détective de son agence, à Ginza, en plein cœur de Tokyo ! Adultères, personnes disparues… aucune affaire ne l’effraie. Son intelligence et son instinct sont ses principaux atouts, sans parler de son courage, qui lui permet d’affronter les remarques désobligeantes des tenants d’une société patriarcale.
	Lors d’une pause bien méritée dans un café, la jeune femme est abordée par un élégant serveur du nom de Saku, qui lui confie une étonnante mission : retrouver la propriétaire d’une chaussure ornée d’un véritable diamant ! Le garçon, autant intrigué par l’affaire que par la détective, l’épaule dans son enquête. Celle-ci mène à un homme qui cache un lourd secret… Et il n’est pas le seul ! En effet, Saku appartient à l’une des plus riches familles de la capitale. Mais, pour lui, assister Mitsuko vaut toutes les expériences du monde !
	Le travail ne manque pas pour la première femme détective du Japon ! Sous le glamour du quartier chic de Ginza se cachent drames et surprises… Avec élégance et dynamisme, Natsumi Ito nous embarque dans le quotidien d’un duo à l’énergie contagieuse qui brise les codes de la société ! 
(Via le site Ki-oon)

À l'heure où le débat sur le nombre de sorties manga par mois fait rage sur les réseaux sociaux et où les lecteurs se demandent quelle série privilégier parmi toutes les nouveautés, j'ai décidé de vous partager mes recherches pour ce premier tome, afin que vous puissiez voir l'étendue du travail de l'auteure, Natsumi Ito. En plus de ses superbes dessins, elle nous offre une représentation fidèle de la société japonaise durant l'ère Shôwa.

J'espère que cela vous encouragera à acheter le tome pour la soutenir (et toute l'équipe éditoriale derrière sa publication française, que je remercie grandement pour leur patience 😉).


  • Sans grande surprise, cet article contient des spoils. Ils sont majoritairement sur les thèmes abordés et pas tellement sur l'intrigue du manga (je vous l'indique en rouge quand c'est le cas).

  • Autre chose, cet article n'a pas la prétention d'être une analyse poussée de la société japonaise à l'époque. Le but, c'est que les lecteurs puissent comprendre et en apprendre un peu plus sur le contexte dans lequel l'œuvre se déroule, donc je tronque et simplifie pas mal d'informations. Si vous souhaitez en savoir plus, vous trouverez toutes mes sources à la fin.


L'évolution de la mode japonaise


La mode est un sujet majeur de la série : l'agence de détectives se situe à Ginza, le quartier prisé de ce qu'on appelle les "moga" (modern girl, モダンガール), des jeunes femmes hyper tendances qui s'émancipent des codes de la société japonaise traditionaliste durant l'ère Shôwa (1926-1989)... exactement comme notre protagoniste Mitsuko, qui rêve d'en devenir une.


À cette période, le style vestimentaire des Japonais évolue grandement, et l'auteure ne manque pas de le montrer à travers des détails très subtils. Comme ici, avec cette case où se croisent tradition et modernité (yes, j'ai réussi à le caser !) :



Durant la restauration de Meiji (1868), lorsque le gouvernement japonais prend l'initiative d'occidentaliser le pays afin de rattraper les retards causés par son isolement, la mode masculine évolue. En 1871, les vêtements occidentaux sont adoptés comme uniformes pour tous les employés des organisations et des entreprises appartenant à l'État (fonctionnaires, militaires, cheminots, postiers...). Les travailleurs revêtaient le kimono lorsqu'ils rentraient chez eux. Les femmes, quant à elles, continuaient à le porter dans la vie de tous les jours.


En 1923, le séisme du Kantô contraint les Japonais à changer de mode de vie : on passe de maisons traditionnelles avec tatamis où on s'assoit par terre à des maisons modernes avec tables et chaises. Cela pousse les femmes à s'essayer à la mode occidentale, plus pratique pour leurs activités quotidiennes. C'est aussi à cette époque que l'uniforme marin que vous connaissez bien, et qui, à l'origine, était un vêtement pour le sport, a été adopté comme uniforme officiel dans de nombreuses écoles pour filles.

Durant la Seconde Guerre Mondiale, le port du monpe (sorte de pantalon large qui servait à protéger les kimonos) s'est imposé. Il était critiqué, car beaucoup moins féminin que l'élégant kimono, mais tellement pratique que les femmes agricultrices et rizicultrices finirent par le privilégier au vêtement japonais. Le kimono deviendra un vêtement pour l'élite bourgeoise et les occasions spéciales - l'industrie du kimono l'imposant traditionnellement afin d'éviter qu'il ne disparaisse complètement. Vous constaterez que dans le manga, ce sont souvent les filles de bonne famille qui le portent. Pour cette même raison, les coiffures des femmes évoluent : elles qui jusque-là gardaient leurs cheveux longs commencent à se les couper en carré pour faciliter leurs mouvements lorsqu'elles travaillent et accentuer leur envie d'indépendance. Ce n'est pas anodin si Mitsuko en a un.


Mitsuko habillée de façon moderne / À l'ère Shôwa

Toutefois, n'oubliez pas que Mitsuko veut être la pointe de la mode, elle n'a donc pas qu'un simple carré : sur le rabat, vous pouvez voir qu'elle a des ondulations Marcel. C'est une méthode de bouclage très prisée par les femmes de la haute société et les actrices occidentales à l'époque. Lorsque la mode occidentale s'est peu à peu emparée du Japon, cette coiffure est devenue le summum de l'élégance. Vous pouvez le voir sur la photo ci-dessus, mais aujourd'hui, les standards de beauté étant différents, Mitsuko aurait les cheveux lisses, alors qu'à l'ère Shôwa, les boucles sont de mises lorsqu'on se veut raffinée.


L'évolution des moeurs


La représentation des minorités sexuelles

Certains lecteurs seront peut-être surpris de voir à quel point les minorités sexuelles sont représentées dans cette série. Pourtant, là encore, l'auteure dépeint la réalité de l'époque. La mode n'est pas la seule chose à évoluer durant l'ère Shôwa : l'homosexualité est de plus en plus acceptée comme une forme d'amour. De nombreux bars et quartiers gays ouvrent (notamment à Shinjuku, Ikebukuro, Osaka Minami et Dosan), les études, essais et livres sur la sexualité masculine et les relations homosexuelles se multiplient (ex. "Shônen Ai no Bigaku" 少年愛の美学 de Taruho Inagaki ou le travail d'Edogawa Ranpo sur le sujet) et pas mal d'associations pro-LGBT sont fondées dans les années 80, comme la branche japonaise de ILGA (Association internationale des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et intersexuées) en 1984.


Cette ère libère la parole des minorités : lorsqu'elle se terminera, on assistera à ce que les Japonais appellent "le boom gay des années 90" . D'ailleurs, en 1994 sera organisée la première marche des fiertés de Tokyo.


Les femmes travailleuses


Mitsuko insiste beaucoup sur les difficultés qu'elle rencontre en tant que femme active. C'est parce que l'ère Shôwa marque un tournant dans l'histoire du droit des femmes japonaises.

À la suite du déclenchement de la guerre sino-japonaise (1937-1945), la diète vote "la loi de mobilisation générale de l'État" et les femmes commencent à travailler à l'usine ou dans les champs pour remplacer les hommes partis au front. Le nombre de soldats mobilisés augmentant d'année en année, des mesures sont prises en 1943 pour interdire l'embauche des hommes dans 17 secteurs d'activité (y compris le travail de bureau, la restauration...) qui étaient considérés comme "aisément faisables par des femmes".


Beaucoup d'entre elles perdent leur travail après la guerre, mais de nombreuses lois (obtention du droit de vote, promulgation d'une nouvelle constitution stipulant l'égalité des sexes, loi sur l'éducation stipulant l'égalité des chances...) permettent de créer des conditions idéales pour faire progresser leur statut dans la société.


Malheureusement, on le voit de nombreuses fois dans le manga, les discriminations persistent et les femmes actives sont très mal vues. Beaucoup de Japonais refusent qu'elles s'émancipent, gagnent leur propre argent, fassent des études (les femmes qui suivaient un cursus universitaire ne trouvaient généralement pas d'emploi), au détriment de leur rôle de femme au foyer.


À partir d'ici, je citerai des pages du tome, mais cela ne dévoile pas l'intrigue.


Anecotes


P35 La salle de bal



Les salles de bal étaient des lieux de divertissement pour bourgeois très populaires au Japon entre le début de l'ère Taishô (1912-1926) et l'avant-guerre. Nombreuses sont celles qui ont fermé pendant la guerre, mais elles ont rouvert pour les troupes étrangères stationnées au Japon. Elles ouvrent au grand public durant les années 1950 et 1960.


P59 La peinture




Dans le chapitre de la peinture mystérieuse, le terme japonais utilisé est "bijin-ga" (美人画), littéralement "peinture de belle femme". C'est un terme qui a été inventé et utilisé par le ministère de l'Éducation japonais lors de ses expositions d'art dans les années 1940. Avant ça, les œuvres qui représentaient des femmes étaient appelées "bijin-e" (tableau de beauté) ou "onna-e" (tableau de femme), mais il semblerait que l'évolution de la reconnaissance sociale des femmes à l'époque a permis de changer la classification des peintures.


P97 Roméo et Juliette



Je me suis demandé pourquoi l'auteure avait choisi l'exemple de Roméo et Juliette pour la pièce de théâtre. Au début, je me suis dit qu'elle avait simplement choisi un exemple très connu (c'est la deuxième tragédie shakespearienne la plus populaire au Japon après Hamlet). Mais là encore, l'auteure est fidèle à l'époque : la première adaptation théâtrale commerciale de la pièce a lieu en 1974 (mise en scène par Yukio Ninagawa) et après la guerre, cette histoire résonne fortement avec le public japonais. Les mœurs évoluant, le principe de piété filiale n'est plus la préoccupation première et est beaucoup moins au centre de la vie des jeunes. Ils se libèrent des obligations et des responsabilités qu'ils ont envers leurs parents, veulent être en accord avec leurs envies et veulent trouver du sens à leur propre vie. En ce sens, ils se reconnaissent dans ce couple en conflit avec leur loyauté envers leurs familles. Plus globalement, l'influence occidentale fait que les Japonais s'ouvrent aux tragédies romantiques différentes des pièces de théâtre kabuki ou des spectacles jôruri auxquels ils étaient habitués jusqu'à présent.

Attention, la suite est un spoil MAJEUR de l'intrigue. NON je ne peux pas mettre de balise spoil, donc cliquez sur la petite flèche pour cacher cette partie !

P159










Concernant l'utilisation du mot "Gespenster" (fantômes, ゲシュペンシュテル), je me suis demandé pourquoi le personnage utilisait un mot allemand, et surtout, pourquoi il était au pluriel alors qu'on semble parler d'un seul individu (le mot à utiliser aurait donc dû être Gespenst). Si vous étudiez la langue japonaise, vous saurez que de nombreux mots utilisés au quotidien proviennent des langues étrangères, parfois prenant un sens totalement différent de celui qu'ils ont dans leur langue d'origine. De nombreux mots allemands ont été importés au Japon à l'ère Meiji (avant l'ère Shôwa), et il semblerait que Gespenster en fasse partie. Je n'ai pas trouvé beaucoup de sources sur le sujet, juste le dictionnaire des expressions populaires d'avant-guerre d'Asako Hirayama et Sansuke Yamada publié en 2021 (vous trouverez le lien dans les sources), qui explique que c'était utilisé comme un équivalent de "monstre grotesque" à l'époque où les mots allemands étaient à la mode. Ce n'est plus du tout utilisé aujourd'hui.


SOURCES

Japan's Queer Cultures - Mark J. McLelland (2011) Origins of Bish nen Culture in Modernist Japanese Literature - Jeffrey Angles (2011) https://note.com/akagane_match/n/n7cce94ecfbd3 https://note.com/dirbato/n/n5e7e0d74e50e https://www.city.chuo.lg.jp/virtualmuseum/heiwazigyo/shiryoshitu/kikakutenjishitsu/h28.html

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